Tetris a 40 ans : comment un obscur projet soviétique est devenu le jeu vidéo le plus vendu de l’histoire

Cela fait aujourd’hui 40 ans qu’est parue la première version d’un des jeux vidéo les plus importants de l’histoire : le mythique Tetris est sorti le 6 juin 1984. Retour sur la destinée hors du commun d’un jeu soviétique conçu en pleine Guerre froide, alors que les États-Unis tentaient de dominer un marché du jeu vidéo en pleine explosion.

Tetris

Si la date du 6 juin 1944 est entrée dans l’Histoire, celle du 6 juin 1984 a fait entrer le jeu vidéo dans sa propre histoire. Pourtant, chez les joueurs, il ne s’agit pas d'une date aussi connue des spécialistes que celle du 13 septembre 1985, associée à la sortie de Super Mario Bros. Elle n’en est pas moins essentielle, car c’est ce jour-là, il y a déjà 40 ans, qu’un ingénieur soviétique a dévoilé pour la première fois l’un des jeux vidéo les plus célèbres et influents de l’autre côté du rideau de fer. Diplômé de sciences à Moscou, Alekseï Pajitnov a tout juste entamé sa trentième année et sans le savoir, il vient de mettre au point une des révolutions les plus importantes de la culture populaire mondiale : Tetris.

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Back in the USSR

Dans les années 1980, le contexte politique international met en opposition depuis plusieurs décennies déjà les États-Unis d’Amérique et l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (dite “URSS”). Mais cette dernière est en déclin économique. 1984 est une année charnière dans le cadre du conflit entre les deux nations, symbolisée par le boycott des Jeux Olympiques de Los Angeles par les athlètes soviétiques – répondant ainsi à celui de leurs homologues américains lors des JO de Moscou quatre ans plus tôt.

C’est à partir de la seconde moitié des années 1980 que les choses vont changer, sous l’égide du président américain Ronald Reagan (1981-1989) et du nouveau premier secrétaire du parti communiste soviétique, Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991), tous deux signataires d’un traité actant le démantèlement des missiles nucléaires en 1987.

Reagan Gorbachev

Pendant ce temps, les États-Unis ont assis une domination plus que notable dans le domaine de la culture populaire, et comptent bien l’étendre au nouveau loisir en vogue depuis la seconde moitié des années 1970 : le jeu vidéo, et ses bornes d’arcade qui font fureur dans les cafés et les salles dédiées. Cependant, une crise majeure a frappé cette jeune industrie en 1983, illustrée notamment par les pertes considérables d’Atari, alors leader incontestable du marché.

Jusqu’ici outsider face à l’hégémonie d’éditeurs et constructeurs américains, le Japon se met à émerger avec, entre autres, l’arrivée de Nintendo puis de Sega sur le marché des consoles de salon. Néanmoins, personne ne peut alors soupçonner que la plus grande révolution va venir de l’éternel ennemi.

Tetris
crédit : CNN

C’est en effet du côté de l’Union Soviétique qu’est en train de naître un projet dont, évidemment, les Américains n’ont aucunement pu avoir vent. Alekseï Pajitnov, jeune ingénieur informaticien de 29 ans, est fasciné par la possibilité de rendre les ordinateurs plus ludiques pour le grand public. Il a l’opportunité (rare) de concevoir un jeu sur l’Elektronika 60, une machine assez peu accessible à ses pairs, mais qui lui permet de développer son projet : une adaptation du pentomino, jeu de société basé sur des figures géométriques constituées de cinq carrés. Son but est de remplir une boîte entière avec ces figures sans qu’elles n’en débordent.

Ce jeu étant trop complexe avec ses douze figures différentes, il en imagine alors une version simplifiée avec des figures faites de quatre carrés, et dont les lignes s’effaceraient dès qu’elles seraient remplies. Alors qu’il aurait pu tout bêtement baptiser sa création “Tetromino”, Pajitnov lui donne le nom de “Tetris“, basé sur “tétra” (préfixe grec signifiant “quatre”) et… “tennis”, son sport préféré.

Tetris

Une commercialisation compliquée

Nous sommes donc à l’été 1984, et le succès de Tetris est immédiat au sein de l’Académie des Sciences de Moscou, où travaille Pajitnov. Il ne faut que quelques semaines pour que sa création n’atteigne tous les ordinateurs compatibles de la capitale soviétique, au point de générer une véritable addiction chez les joueurs. On le rappelle : ces derniers sont à l’époque essentiellement des chercheurs, scientifiques et autres médecins. L’un d’entre eux, Vladmir Pokhiiko, ami de Pajitnov, commet l’erreur d’en commander une version pour l’institut médical où il travaille, avant de devoir le supprimer des ordinateurs tant le jeu nuit à la productivité de ses confrères. Pendant ce temps, des clones du jeu circulent sur disquette dans d’autres pays du bloc de l’Est, comme la Hongrie ou la Pologne.

C’est en débarquant dans ces pays que Tetris va se faire connaître une première fois en dehors du bloc de l’Est. En 1986, Pajitnov obtient de son supérieur Victor Brjabrin l’autorisation de commercialiser Tetris dans d’autres pays que l’URSS, ce qui était plutôt mal vu à l’époque. Tout d’abord, le concept de propriété intellectuelle n’existant pas de ce côté du rideau de fer, Pajitnov ne pouvait tout simplement pas vendre son jeu, et par-dessus le marché, l’Académie ne voyait pas d’un bon œil cette création qu’il n’était pas censé produire durant ses recherches. Bjabrin disposait heureusement de contacts à l’international et entre alors en contact avec Robert Stein, un commercial britannique qui n’y connaît pas grand-chose en jeux vidéo, mais est séduit par Tetris et son potentiel.

Tetris
crédit : BBC

Si l’accord d’exploitation de la licence manque de clarté (il se fait par fax, dont les deux chercheurs soviétiques ignorent la valeur légale en dehors de leurs frontières), Stein tente de séduire de nombreux éditeurs occidentaux de publier Tetris en Amérique et en Europe, notamment lors du CES (Consumer Electronic Show) de Las Vegas en 1987. Nombreux sont ceux à se méfier ou à refuser de produire une création soviétique, soit par principe, soit parce qu’ils ne croient pas à son potentiel, mais il parvient à obtenir l’intérêt de l’éditeur britannique Mirrorsoft et, surtout, de l’américain Spectrum HoloByte. Même s’il n’a pas techniquement signé quoi que ce soit avec Pajitnov et Bjabrin, il cède aux deux éditeurs les droits de Tetris pour la somme de 3 000 livres sterling ainsi qu’une commission allant jusqu’à 15% sur les ventes du jeu.

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From Russia with fun

Mirrorsoft et Spectrum HoloByte éditent alors le jeu fin 1987 sur PC, ainsi que sur de multiples plates-formes en vogue à l’époque comme l’Amiga, l’Amstrad CPC, l’Atari ST, le Commodore 64 et le ZX Spectrum. Afin de ne pas masquer les origines russes du jeu, et surtout d’y rendre hommage, les décors de Tetris mettent en scène de célèbres bâtiments moscovites. Mieux encore : son thème musical principal est une reprise de la chanson traditionnelle russe “Korobeïniki”, et il est commercialisé dans une boîte à dominante rouge, dont le titre est écrit en cyrillique. Une direction artistique d’ensemble pour le moins explicite !

L’objectif, quelque peu osé pour l’époque, est de convaincre le public d’acheter ce jeu explicitement affiché comme provenant de l’URSS. Cependant, même si le succès est plutôt au rendez-vous avec une centaine de milliers de copies écoulées, les conditions de l’acquisition de ses droits et de sa commercialisation demeurent très floues.

Tetris

Robert Stein fera néanmoins amende honorable en s’assurant d’acquérir officiellement les droits d’exploitation du jeu auprès de l’organisme soviétique en charge de la commercialisation des logiciels. Ainsi, lorsque Spectrum HoloByte cherche à vendre Tetris sur le marché japonais en 1988, les choses sont plus ou moins rentrées dans l’ordre.

C’est en cédant l’exploitation des droits japonais à Bullet Proof Software que les choses vont s’accélérer : Henk Rogers, fondateur du studio, est à la recherche de jeux à vendre au Japon. Il fait alors tout ce qui est son pouvoir pour amener le jeu sur la toute nouvelle Game Boy de Nintendo, une console portable dont on ignore encore qu’elle va révolutionner le jeu vidéo. Ceci en grande partie grâce à Tetris, un des très rares jeux non inventés par la firme japonaise à être pourtant associé à son succès pour l’éternité.

Tetris

Le 21 avril 1989, Nintendo publie la Game Boy au Japon, juste après avoir réussi à obtenir l’exclusivité des droits d’exploitation de Tetris en accord avec le gouvernement soviétique. C’est plus ou moins la fin d’un feuilleton juridique où Sega a loupé le coche, la version Mega Drive de Tetris n’étant pas autorisée et n’étant publiée (par erreur) qu’à quelques dizaines d’exemplaires non officiels, désormais très prisés des collectionneurs.

La version Game Boy de Tetris paraît au Japon en juin 1989, et en même temps que le lancement de la petite portable en Occident (août 1989 aux États-Unis et septembre 1990 en Europe). Nintendo accompagne le jeu du slogan “From Russia with Fun”, en référence à un célèbre épisode de James Bond intitulé “From Russia with Love” (“Bons baisers de Russie” en français).

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Pour en arriver à ce dénouement qui ne peut évidemment satisfaire toutes les parties (pensant être plus ou moins légitimement concernées), il aura fallu d’incroyables négociations aux allures de film d’espionnage. La dispute des droits de Tetris opposant Rogers, Stein, Pajitnov, Nintendo, le gouvernement soviétique, ainsi que les innombrables sociétés persuadées de les détenir pourrait d’ailleurs faire l’objet de plus qu’un simple article. Cet épisode surprenant de l’histoire du jeu vidéo a d’ailleurs été narré avec une certaine justesse, reconnue par Pajitnov lui-même, dans l’excellent thriller “Tetris” (2023) de Jon S. Baird, que nous ne saurions que trop vous recommander.

Tetris
Crédit photo : Apple

A Tstar is born

Même si Nintendo n’était initialement pas trop partant pour inclure Tetris dans ses packs Game Boy, Henk Rogers est parvenu à convaincre le fondateur de Nintendo of America de le faire : “Je lui ai dit que s’il veut que tous les petits garçons achètent la Game Boy, il faut inclure Mario dans le pack. Mais s’il veut que tout le monde l’achète, il faut y inclure Tetris.”

C’est d’ailleurs lors de ces périodes de négociations qu’il rencontre Pajitnov à Moscou, et que les deux hommes se lient d’amitié. Le père de Tetris quittera sa partie pour les États-Unis en 1991, année de l’effondrement de l’URSS, et découvrira un autre monde. Il obtiendra ensuite la nationalité américaine et surtout, fondera avec son ami Rogers The Tetris Company en 1996 afin de gérer les droits du jeu, dont il touchera enfin des royalties plus de dix ans après l’avoir créé. Pour l’anecdote, il n’était ni choqué ni déçu de ne jamais en avoir perçu, estimant à l’époque qu’il se satisfaisait de savoir que son jeu rendait beaucoup de gens heureux dans le monde.

Tetris
Crédit photo : CNN

Si les choses ont pris un tel tournant pour Pajitnov, c’est bien sûr parce que Tetris fut un énorme carton sur Game Boy. Avec 35 millions d’unités écoulées, il en est le titre le plus vendu, devant la première génération de Pokémon (Rouge, Vert et Bleu) et ses 31,5 millions de copies. C’est à ce jour le seul et unique cas où le jeu le plus vendu d’une console Nintendo n’est pas issu d’une licence inventée par le constructeur japonais.

Également sorti sur NES, où il est cependant moins notoire, Tetris s’offre 8 nouveaux millions de joueurs, et constitue la quatrième meilleure vente d’une console de salon ayant tout écrasé sur son passage à l’époque. Tetris est alors un phénomène mondial, alors qu’il ne s’agit pourtant que d’un puzzle au concept terriblement simple, que l’on n’imagine pas se renouveler.

Tetris

La réalité fut cependant toute autre, puisque dans les trois décennies qui suivent, d’innombrables versions (et surtout variations) de Tetris ont vu le jour, initialement sur consoles Nintendo avec des Tetris-like du côté de Nintendo (Dr. Mario, Yoshi’s Cookie notamment) et exploitations de la licence (Tetris DX, Tetrisphere) jusqu’à la création de The Tetris Company. À partir de là, toute forme de frontière fut définitivement abolie, et tous les supports possibles et imaginables ont eu leur version de Tetris, de la première PlayStation à Apple Arcade en passant par la Dreamcast, toutes les générations de Xbox, des versions sur navigateur web et bien sûr, les supports mobiles.

À ce jour, la version la plus vendue de Tetris reste le portage paru sur iOS et Android en 2008, édité par Electronic Arts et payant à l’acquisition, téléchargé par plus de 100 millions de joueurs. Cependant, même plus de trente ans après, c’est la version Game Boy qui reste la plus fidèle aux travaux d’origine effectués par Alekseï Pajitnov en 1984. Et si on se permet de l’affirmer, c’est parce qu’il l’a régulièrement répété lui-même à travers les générations.

Tetris

Tetris a 40 ans, et il est toujours bien vivant. Mieux, il est indémodable. S’il n’est plus aujourd’hui le jeu le plus vendu de l’histoire (Grand Theft Auto V et surtout Minecraft l’ont dépassé depuis), il n’en reste pas moins une légende ayant marqué l’industrie du jeu vidéo pour l’éternité. Entre l’efficacité de son gameplay, inégalée et toujours appréciée par les nouvelles générations de joueurs, et l’histoire rocambolesque entourant son arrivée en Occident à une époque où son concepteur aurait pu ne jamais le faire connaître, le titre conçu par Alekseï Pajitnov a connu une destinée hors du commun.

Aujourd’hui, pratiquement tout le monde a joué au moins une fois à Tetris, peut-être encore plus qu’à Super Mario ou à GTA, et cela relève d’un improbable miracle quand on sait qu’à la base, son créateur voulait juste porter sur ordinateur son jeu de société préféré dans un pays où il ne pouvait pas le vendre. En attendant, joyeux 40e anniversaire Tetris !


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